Le pouvoir de l'imaginaire

<p>L’île d’Utopie</p>

L’île d’Utopie

Un non-lieu

U-topia (οὐ τοπος en Grec) désigne un lieu qui n'existe pas. Non seulement l’île est-elle située dans des latitudes jusqu'alors inexplorées mais sa situation et sa topographie en font un lieu très difficile d'accès. Pourtant Thomas More présente sa description de l'île d'Utopie comme l'un des nombreux récits d'explorateurs rédigés à son époque pour rendre compte des découvertes des nouveaux territoires d'Afrique ou d'Amérique. Plusieurs éditions postérieures développent le procédé en illustrant le récit de gravures représentant des paysages de villes ou de campagnes de l'île, des scènes de la vie des Amaurothes ou même des cartes du continent imaginaire.

<p>Rencontre avec Pierre Gilles, l'éditeur de Thomas More</p>

Rencontre avec Pierre Gilles

Un faux récit de voyage

Par une mise en abyme, More se met lui-même en scène, lors d'une journée dans les Flandres ; à l'occasion d'une mission que lui a confiée Henry VIII, il rencontre un jeune philosophe portugais, Raphaël Hythlodée (« qui dit des balivernes », en grec) compagnon imaginaire d'Amerigo Vespucci, qui lui explique pourquoi le spectacle des sociétés européennes lui est insupportable et lui raconte sa découverte extraordinaire de l'île d'Utopie. Prenant modèle sur les récits de voyages, More décrit avec force détails la géographie du pays, les us et coutumes de ses habitants ; le personnage principal exprime son étonnement face aux originalités de la vie sur cette île, faisant souvent la comparaison avec la culture du Vieux Continent. La narration se veut réaliste et pourtant l’île s'annonce dès le début comme n'existant nulle part. C'est parce que l'ou-topia (nulle part) est aussi une eu-topia (lieu du bonheur). Thomas More nous montre une société dont l'objectif est le bonheur de tous et de chacun. Ainsi annonce-t-il au Livre II que « la Constitution [du royaume d'Utopie] vise uniquement, dans la mesure où les nécessités publiques le permettent, à assurer à chaque personne, pour la libération et la culture de son âme, le plus de temps possible et un loisir affranchi de tout assujettissement physique. En cela réside pour eux le bonheur véritable. »

<p>Esclaves aux chaînes d’or dans <em>L'Utopie</em> de Thomas More</p>

Esclaves aux chaînes d’or

Ironie et inversion

Jouant avec les mots, l'auteur s'amuse avec son lecteur ; il use de l'ironie faisant intervenir au Livre premier plusieurs contradicteurs qui se ridiculisent par leur discours peu convaincant face à la verve du jeune Raphaël. Au delà de la comparaison explicite ou implicite entre l'Angleterre et l'île imaginaire, il construit sa société parfaite sur le procédé de l'inversion. Après avoir défini les principaux malheurs de son pays que sont l'individualisme, le goût du luxe et des honneurs et l'accaparement des richesses par quelques uns, il imagine une société reposant sur les bases inverses, la fraternité et la solidarité, la simplicité, l'égalité et une économie collective. Chacun, en Utopie, cherche à concourir au bien commun, ne possédant rien pour lui ou pour sa famille mais mettant tout en commun avec l'ensemble de la société afin que personne ne manque de rien ; les gens s'habillent d'un même uniforme simple et pratique pour éviter toute jalousie, le commerce n'existe pas puisque chacun reçoit selon ses besoins et, lorsqu'une ville est dans la nécessité, les autres villes lui transfèrent de la nourriture, des matières premières, voire une partie de leur population. Le procédé de l'inversion est parfois manifeste lorsqu'il s'agit des valeurs économiques : des ambassadeurs d'un peuple étranger venus couverts d'or et de pierres précieuses pour montrer leur puissance se trouvent ridiculisés parce qu'en Utopie l'or, qui n'a aucune valeur, sert à fabriquer les chaînes des esclaves et les pierres précieuses sont les jouets des enfants. De même, alors que les 95 thèses de Luther provoquent en 1517 controverses et excommunications au sein de l'Europe catholique, toutes les religions ont droit de cité en Utopie et un seul et même clergé en très petit nombre officie pour chacune d'entre elles à l'occasion d'un culte public et citoyen à l'Être suprême.

<p>Jeux d’échec : les loisirs sur l'île d'Utopie</p>

Jeux d’échec

Une organisation sociale irréaliste ?

Partant de là, More échafaude un système, une manière de vivre ensemble dans toute sa complexité, abordant aussi bien les aspects politiques et économiques que culturels. Ainsi apprenons-nous que régulièrement la population urbaine part travailler au sein de fermes collectives à la campagne et que les utopiens ne consacrent que six heures au travail et passent leur temps libre à lire, à jouer de la musique, à philosopher et à jouer à des jeux moralement édifiants. L'ouvrage aborde divers sujets de la vie quotidienne et imagine l'instruction primaire obligatoire, des hôpitaux publics de qualité proposant des soins palliatifs, un contrôle rigoureux du déplacement des personnes grâce à l'utilisation de papiers de circulation pour éviter que certains ne se soustraient à leurs obligations familiales et citoyennes.

Benoît Traineau