Les Voyages de Gulliver, utopie ou dystopie ?
À travers des mondes merveilleux
Lorsque Jonathan Swift publie les Voyages en plusieurs régions éloignées du monde, par Lemuel Gulliver, d'abord médecin-chirurgien puis capitaine de plusieurs vaisseaux en 1726, les utopies sont à la mode et l'histoire de ce jeune homme qui, par naufrage ou mutinerie, se retrouve dans différentes îles habitées par des sociétés très exotiques, présente plusieurs ressemblances avec L'Utopie de Thomas More et avec d'autres textes utopiques. Pourtant l'ouvrage n'est pas seulement la description philosophique d'une cité imaginaire et parfaite, mais il est aussi la compilation de quatre récits de voyages extraordinaires. Le premier voyage de Gulliver est le plus célèbre, c'est celui à Liliput où les habitants sont tout petits et très belliqueux. Le deuxième voyage conduit le médecin au pays des géants de Brobdingnag éclairés, doux et pacifiques. Dans son troisième périple, attaqué par des pirates, il est accueilli sur l'île volante de Laputa où la science règne en maître. Enfin Lemuel devenu capitaine découvre la société parfaite des Houynhnms, peuple de chevaux doués d'une grande raison, qui exploitent la race ignoble des Yahous à laquelle Gulliver semble malheureusement appartenir.
Une œuvre utopique ?
Swift s'inspire de la situation sociale et économique de l'Angleterre. De manière détournée, il critique les vices de ses contemporains (la volonté de s'enrichir à tout prix, la corruption, le mensonge, la séduction, la jalousie, l'esprit guerrier) ; le texte développe des théories politiques et aborde la possibilité pour l'humanité de progresser notamment grâce aux sciences. Comme L'Utopie de More, les Voyages de Gulliver empruntent leur forme aux récits de voyages beaucoup lus au XVIIIe siècle. La critique fonctionne avant tout sur la comparaison explicite ou implicite avec l'Angleterre et sur l'inversion puisque les sociétés de ces contrées lointaines sont souvent très différentes de la société européenne.
Une vision déformée de la réalité
Pourtant le mécanisme de l'inversion va encore plus loin : Gulliver, géant à Liliput, devient nain à Brobdingnag ; homme, il devient animal chez les Houynhnms ; mieux encore, c'est Gulliver qui, explorateur involontaire, devient objet de curiosité et d'étonnement. Swift déboussole volontairement son lecteur. Les Voyages ne sont pas une simple description de différentes propositions utopiques ; l'ouvrage est le récit des aventures du médecin-chirurgien qui apporte de multiples transformations à chacun de ses passages dans des îles merveilleuses. C'est à travers un regard subjectif que le lecteur accède à cette vision déformée de la société : Lemuel est tantôt un auditeur naïf, tantôt un observateur refusant certaines évidences. À la fin du roman, celui-ci devient fou à force de chercher la perfection.
Une perfection impossible
C'est que Swift ne croit pas en un monde idéal, même s'il se laisse séduire par cette possibilité dans le quatrième voyage ; la concrétisation d'une utopie où règne la raison n'est pas une réalité humaine ; elle devient même inhumaine, elle se transforme alors en une dystopie. L'écrivain pamphlétaire revient à la fin des voyages à la satire et son ironie met à mal la société parfaite des Houynhnms dont Gulliver est chassé : ces chevaux ne connaissent ni l'individualité, ni le débat, ni la poésie. Pas de morale ou de message dans cette œuvre composite qui rappelle que l'existence humaine est marquée par la tension entre l'animalité et la raison, entre le corps (même dans ce qu'il a de plus grossier) et l'esprit, entre l'individu et la société. Swift ne tranche pas et préfère mettre en évidence les contradictions de la condition humaine.
Benoît Traineau