La fiction comme utopie
De par sa nature même d'idéal, d'abstrait, l'utopie s'offre comme thème de fiction artistique de premier plan et, de fait, est un sujet récurrent, que ce soit dans le domaine de la littérature, du cinéma, de la musique, de la peinture, voire dans le milieu vidéo-ludique.
Dès la création des premières œuvres de fiction, on retrouve des aspirations utopiques qui, bien qu'apparaissant sous des formes diverses, relèvent toutes de la même mécanique : la présentation d'un modèle théorique, à la fois politique, économique et social, décrivant une société idéale dont les différents rouages s'emboîteraient à la perfection. Elle s'accompagne d'un message, d'une volonté ou d'une image, souvent politique ou philosophique, que l'auteur cherche à transmettre, plus ou moins consciemment.
En outre, le modèle utopique dans les œuvres de fiction traditionnelles est inhabile à s'offrir comme cadre, comme exposition. En effet, l'utopie étant une perfection, il s'agit d'un but, d'une fin en soi. Or cela est fondamentalement incompatible avec le développement orthodoxe d'un récit classique. Pourquoi s’inquièterait-on du devenir d'un protagoniste s’il ou elle évolue dans un état qui, par définition, n'admet pas de défauts ? On comprend dès lors que l'auteur se doit d'introduire une faille, qui généralement, se révélera être l'élément déclencheur du récit.
Prenons l’exemple du roman La Ferme aux Animaux (Animal Farm), écrit par Georges Orwell et publié en 1945. Dans une ferme, les animaux anthropomorphes, las d'être exploités, décident de se rebeller contre les humains qui dirigent la ferme. Le lecteur suit donc l'évolution du mécontentement des personnages, le déclenchement de la révolution, puis la mise en place du système de direction qui se crée. L’auteur critique implicitement une certaine idéologie politique – ici, le stalinisme. L'utopie est un élément clef du récit puisqu'il s'agit à la fois d'un but - soit un objet qui va motiver les personnages et faire avancer la narration - et d'un outil utilisé par certains protagonistes dans le déroulement même de l'histoire.
Autre aperçu de l'utilisation du modèle utopique : le film futuriste Elysium. L'histoire du héros qui, sous la menace d'une mort prochaine, va chercher par tous les moyens à atteindre ce paradis terrestre, peut être vue comme une métaphore évidente de la lutte des classes, calquée sur un récit classique de la lutte de l'Homme pour atteindre le Salut ; Salut qui prend ici la forme d'un paradis avec la station spatiale Elysium, réservée à une élite humaine et au sein de laquelle la maladie et la pauvreté n'existent plus. Cette histoire est fortement inspirée du contexte socio-politique de l'Afrique du Sud, dont le réalistateur-scénariste est issu.
Dernier exemple : le jeu vidéo Bioshock. Le protagoniste, Jack, contrôlé à la première personne par le joueur, se retrouve embarqué en direction de Rapture, une métropole sous-marine calquée sur une New York d'après-guerre. Au fur et à mesure de son avancement, le joueur pourra découvrir à travers plusieurs supports narratifs l'histoire de la ville et de son concepteur, Andrew Ryan, de leur genèse à leur chute. Ce dernier personnage a fondé sa cité idéale sur un modèle ultra-libéral, souhaitant se débarrasser des autorités religieuses, gouvernementales et morales. C'est alors au joueur de découvrir pourquoi cette métropole utopique a connu une fin tragique et horrifique et d'en comprendre le commentaire politico-philosophique sous-jacent.
Benjamin Maitreheu