La Lune comme utopie : de l'Histoire vraie (vers 180) aux pseudo-découvertes de John Herschel (1835)

Visible à l'œil nu et longtemps inaccessible, la Lune suscite bien des fantasmes. Dès l'Antiquité, certains pensent qu'elle peut être habitée, par des géants notamment. D'aucuns y situent les Champs Élysées (séjour des âmes bienheureuses après la mort). Nombreux sont les écrivains « explorant » ce monde, pas nécessairement idéal, mais autre, leur permettant d'exprimer leur fantaisie, leur verve satirique, leurs convictions scientifiques, politiques et/ou religieuses.

 

<p>L'<em>Histoire vraie</em> de Lucien de Samosate</p>

Histoire vraie de Lucien de Samosate

Le précurseur : Lucien de Samosate (125 ?-192 ?)

Dans son Histoire, ironiquement nommée vraie ou véritable (elle raille les auteurs de narrations merveilleuses données pour véridiques), un navire est soulevé jusqu'à la Lune par une tempête. Riches ou pauvres, mais tous de sexe masculin, les Sélénites (de la déesse grecque de la Lune Séléné) nous ressemblent, à quelques détails anatomiques des plus fantaisistes - voire comiques - près. Dans une parodie de récit de bataille, l'armée du roi Endymion affronte celle du Soleil.

<p>Dans <em>Le Roland furieux</em>, Astolphe part vers la lune</p>

Le Roland furieux, de L'Arioste (édition du XVIe siècle)

Au chant XXXIV du Roland furieux de L'Arioste (1474-1533), Astolphe s'envole vers la Lune, avec saint Jean dans le char du prophète Élie. Au fond d'un vallon, rassemblant tout ce qui se perd ici-bas, il récupère la raison de son cousin Roland, enfermée dans une fiole, comme tant d'autres, y compris la sienne.

<p><em>Nouvelles des régions de la lune </em>au temps de la Ligue</p>

Le supplément du Catholicon

Quatre chasseurs de fortune affamés poursuivent un marcassin dans une caverne avant d'accéder à la Lune. Comme le Catholicon ou Satire Ménippée (1594), dont elles constituent le supplément, les Nouvelles des régions de la Lune (1595) brocardent ligueurs (s'opposant à l'accession au trône d'Henri de Navarre, futur Henri IV et protestant) et Espagnols. À ces cibles s'ajoutent, mentionnés dès le titre, Jean de Lagny (Alexandre Farnese, chargé par Philippe II d'Espagne d'aider la Ligue) et les jésuites (un arrêt d'expulsion est prononcé contre eux après le régicide tenté par un de leurs anciens élèves en décembre 1594).

<p>Dyrcona, héros de l'<em>Histoire comique des État et Empire de la Lune </em>de Cyrano de Bergerac, emprisonné sur la lune</p>

Histoire comique des État et Empire de la Lune, de Cyrano de Bergerac

Multiplication des écrits au XVIIe siècle

En 1609, Galilée (1564-1642), braquant un tube optique vers la Lune, conclut qu'elle présente un relief similaire à la Terre. De là à l'imaginer habitée, il n'y a qu'un pas, allègrement franchi par certains. Raconter un déplacement vers la Lune offre aussi l'occasion de défendre et illustrer les théories de Copernic (1473-1543) : Soleil au centre de l'univers, planètes tournant autour, Terre tournant sur elle-même

Publié en 1634, le Somnium (Songe) de l'astronome Kepler (1571-1630) donne la parole à un des démons de la Lune. Levania, où ils y transportent parfois des hommes, est un monde hostile : froid et chaleur extrêmes contraignant les habitants à se réfugier dans des cavernes, marées gigantesques, êtres et plantes atteignant très rapidement une taille impressionnante mais mourant aussitôt.

<p>Dyrcona s'élève vers le soleil</p>

Estats et Empires du Soleil, de Cyrano de Bergerac

Dans The man in the Moone (L'homme dans la Lune) de Francis Godwin (1562-1633), Domingo Gonzales, malencontreusement conduit sur la Lune par son attelage de gansas (cygnes ou oies sauvages), découvre un peuple vertueux (et chrétien, détail omis par le traducteur français Jean Baudouin). Les très rares portés au vice sont envoyés sur Terre. Les Lunaires, dont les plus grands, des géants, peuvent vivre jusqu'à mille ans, parlent un langage musical et volent grâce à des éventails.

La même année, 1638, paraît le beaucoup plus théorique Discovery of a new worl in the Moone (Le monde dans la lune) de John Wilkins (1614-1672). La page de titre de la troisième édition, considérablement augmentée, de 1640 suggère le rapprochement entre exploration lunaire et Grandes découvertes.

Les Estats et Empires de la Lune montrent des géants se déplaçant nus et à quatre pattes, se nourrissant d'odeurs (comme chez Lucien), connaissant le livre parlant, les maisons à roulettes. Les pères obéissent aux fils. Certains « détails » du manuscrit de Savinien Cyrano de Bergerac (1619-1655) sont toutefois gommés dans l'édition donnée en 1657 par son ami Henry Le Bret, notamment le peu de respect pour le Paradis terrestre, dont le héros est chassé pour impiété, la négation, par un jeune Lunaire, de l'immortalité de l'âme, de la résurrection des corps et de l'existence de Dieu, l'apparition grotesque du Diable.

<p>Réédition datant de 1750 de l'<em>Entretien sur la pluralité des mondes</em> de Fontenelle</p>

Entretiens sur la pluralité des mondes, de Bernard de Fontenelle

Si les Entretiens sur la pluralité des mondes, œuvre de vulgarisation parue en 1686, n'avancent aucune certitude au sujet des Sélénites, évoqués lors des deuxième et troisième soirs, ce dialogue entre un philosophe et une marquise a un vif succès : pas moins de trente-trois éditions du vivant de Fontenelle (1657-1757), sans compter les traductions.

<p>Les aventures de Céton et Monime</p>

Voyages de Milord Céton

Au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle

Dans les Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, ou le Nouveau Mentor (1765-1766), Céton et Monime, appelés à régner, passent de monde en monde grâce à un génie. Il sont confrontés aux vices et vertus. Les Lunaires décrits par Marie-Anne Robert de Roumier (1705-1771) sont changeants, futiles, superficiels ; une peuplade est même dépourvue de tête.

<p><em>La Constitution de la lune, rêve politique et moral</em> : texte publié anonymement par Louis-Abel Beffroy de Reigny durant la Terreur</p>

La Constitution de la lune

Notre satellite semble avoir particulièrement inspiré Louis-Abel Beffroy de Reigny dit le Cousin Jacques (1757-1811). Après un journal appelé Les Lunes du Cousin Jacques, Le Courrier des planètes, puis Les Nouvelles Lunes du Cousin Jacques (1785-1791), une pièce de théâtre, Nicodème dans la Lune, ou la Révolution pacifique (1790), il donne une Constitution de la Lune (1793). Il est incarcéré, tant le contraste entre ce « rêve politique et moral » (sous-titre) et la situation d'alors, la Terreur, est grand.

<p>Un canular du début du XIX<sup>e</sup> siècle</p>

Un canular du début du XIXe siècle

L'envie de croire la Lune habitée est cependant réelle. En août 1835, le journal new-yorkais The Sun publia une série de six articles narrant les observations prétendument faites par l'astronome John Herschel (1792-1871) avec un télescope géant : bisons miniatures, unicornes, castors bipèdes vivant dans des huttes et connaissant l'usage du feu, hommes chauves-souris. Le canular doit être démenti.

Stéphanie Daude

Utopies, uchronies et dystopies
La Lune comme utopie : de l'Histoire vraie (vers 180) aux pseudo-découvertes de John Herschel (1835)