Pédagogie
Si l'approche chronologique est la plus courante dans l’étude des utopies, celle-ci peut également s'envisager de manière thématique : l’architecture, la place des femmes, l’art ou le travail sont autant d’entrées permettant de dégager une perspective comparative des projets utopiques. Ces thèmes fournissent d'ailleurs la matière d’une grande partie du Dictionnaire des utopies, à côté des analyses de chaque œuvre.
L’éducation constitue un de ces angles comparatifs les plus intéressants : comment ces auteurs de récits utopiques ont-ils imaginé la place de l’école dans leur construction intellectuelle d’une société idéale ? Est-elle la matrice de la communauté parfaite ou une simple activité annexe, sans grande importance puisque tous les problèmes ont été réglés et que les êtres humains vivent un forme d’âge d’or ? Il n’est pas surprenant de constater que les réponses sont très différentes selon les œuvres : entre les descriptions minutieuses de systèmes éducatifs où la moindre activité est encadrée et les sociétés devenues tellement parfaites que la question scolaire ne semble même plus se poser, l'éventail des solutions est aussi varié que les formes utopiques elles-mêmes. Cette relation dialectique entre les cités idéales et leurs projets éducatifs a fait l'objet d'une étude presque exhaustive avec Éducation et utopies, de Anne-Marie Drouin-Hans qui identifie pas moins d'une soixantaine de récits utopiques (et dystopiques) méritant une étude.
Il ne s’agira donc pas ici de tenter une étude exhaustive de la place de l’éducation dans la pensée utopique, mais plutôt de proposer quelques éclairages sur des œuvres du fonds ancien du SCD de l'Université de Poitiers ; leurs seules données matérielles, comme la page de titre ou la reliure, méritent parfois l’attention. De même, cette sélection ne se veut pas une contribution à l’histoire de l’utopie dans les projets éducatifs. Il ne sera pas non plus question des utopies éducatives passées à la dure épreuve de l’expérimentation, dont Summerhill reste le projet le plus célèbre : les exemples sur lesquels nous attirons l'attention ont éventuellement inspiré des pédagogues, mais ils font l’objet d’un tout autre travail qui relève davantage de l’histoire de l’éducation.
A quoi sert l'école dans une société utopique ?
Un premier point commun ressort des lectures des récits utopiques : l'éducation ne constitue pas le sujet de prédilection de leurs auteurs, à l'instar du précurseur Thomas More qui l'évoque très peu. Pour beaucoup en effet, c'est bien l'ensemble de la société utopique qui est éducative, de manière permanente, par une pratique quotidienne de vertus ordinaires. Les récits utopiques emploient d'ailleurs rarement le terme de « pédagogie » mais plutôt celui d'« instruction », d'« éducation » ou d'« apprentissage ».
Pourtant, rares sont les récits utopiques qui ne traitent absolument pas d'école (seul Rabelais a évacué la question en sélectionnant des adultes déjà fort bien éduqués dans son abbaye de Thélème). Tous y consacrent au moins quelques lignes pour souligner l'importance d'une éducation qui reflète les idéaux de la société utopique : harmonie, bonheur collectif, stabilité, paix, égalité (notamment entre hommes et femmes). Les utopies ne défendent pas un état de nature, au contraire : les êtres de ces sociétés idéales doivent être éduqués tout au long de leur vie, de façon à garantir l'existence même de l'utopie.
Ces systèmes éducatifs sont globalement très peu coercitifs : on ne dresse pas les jeunes dans les sociétés utopiques et on n'y recourt pas à la violence. Les méthodes pédagogiques combinent facilité, rapidité et efficacité : tout s'apprend automatiquement, par imprégnation et sans répétition, car la nature même de ce qu'il faut assimiler est juste et vrai. Le plaisir d'apprendre, même sans recours au jeu, est universel.
L'éducation et la formation sont en général offertes à tous, dès la petite enfance, avec un souci d'orientation professionnelle juste et appropriée, par une spécialisation progressive calée sur les classes d'âges. Il ne s'agit pas tant d'une éducation unique pour tous qu'une éducation pour le plus grand nombre, adaptée à chacun et largement ouverte sur l'équivalent d'un enseignement supérieur. Très souvent, les adultes ont accès à ce que l'on appellerait aujourd'hui une « formation continue » sous forme de cours et de conférences, facilitée par des horaires de travail réduits. L'architecture scolaire est également perçue comme importante : certains auteurs, comme Cabet et Skinner, dépassent le stade classique d'une école assimilée à un temple du savoir, en comprenant que des bâtiments bien conçus peuvent participer de l'éducation des enfants.
Les rêves d'éducation sont-ils des éducations rêvées ?
Mais un certain malaise peut saisir le lecteur quand il s'intéresse de plus près au projet pédagogique de ces utopies : si elles ont toutes en effet des intentions nobles, la description de leur système éducatif est souvent effrayante. À tout vouloir contrôler, l’école décrite est proche de cauchemars totalitaires encore très proches de nous. À vouloir rechercher la perfection collective, le bonheur en devient littéralement « insoutenable », pour reprendre le titre d'un roman dystopique célèbre d'Ira Levin.
Aucune éducation de ces utopies n'est ainsi laissée au libre arbitre : la plupart sont aux mains de l’État ou de la collectivité, ce qui peut aller jusqu'à en dessaisir les parents au nom de l'intérêt collectif. La finalité n'est en effet pas de former des êtres autonomes qui s'entendraient pour élaborer une règle de vie commune ou de contribuer à un quelconque épanouissement individuel : l'éducation est à la fois la matrice d'une société utopique stable et son reflet. L'utopie vise en effet beaucoup plus l'harmonie que l'égalité : chacun à sa place.
Le système éducatif des utopies cherche donc avant tout la reproduction sociale, même si certains font une place non négligeable à la prise en compte des talents individuels. L'éducation de l'utopie trie pour mieux choisir ses gardiens - fort conservateurs - et détermine les meilleurs candidats aux métiers dont la cité a besoin, tout en s'accommodant parfois de l'esclavage.
Au niveau strictement pédagogique, il ne faut pas chercher dans les récits utopiques une trace d'innovation : les activités d'enseignement sont souvent purement transmissives, l'automatisme et l'émulation limitent le plaisir d'apprendre, les contenus semblent figés, les choix de la famille et de l'enfant sont réduits à la portion congrue, le corps n'est pas toujours pris en compte (ou alors, pour des exercices militaires) et l'égalité se confond souvent avec l'uniformité.
Ces écoles d'utopies font également preuve d'une incapacité à concevoir toute forme d'obstacle à l'éducation : le désordre, le refus, la violence, l'imprévu, la paresse, la difficulté à apprendre, la démotivation, la complexité psychologique de tout apprentissage... ne sont ni pensés, ni envisagés. Normal, dira-t-on, pour des sociétés harmonieuses et, littéralement, sans histoire. Pire, la capacité à envisager un éveil de la curiosité, un développement d'un appétit culturel ou d'un encouragement à l'autonomie semblent incompatibles avec le projet politique d'ensemble. Quant à s'ouvrir au monde, l'éducation des utopies y pourvoit peu et pour cause : ces sociétés idéales sont presque toutes des lieux isolés, voire des îles... Ceci explique sans doute pourquoi l'enseignement des langues, anciennes et vivantes, y est si minoré : qui en aurait besoin dans une société souvent uniforme et autarcique ?
Les rêves d'éducation ne sont décidément pas des éducations rêvées.
Une réflexion utile ?
Si les projets pédagogiques des utopies sont si datés et si liés à leur époque, à quoi bon leur accorder une attention autre que celle de l'historien ? Si certains sont si effrayants, pourquoi les qualifier d'utopiques ?
Il faut d'abord se garder de tout anachronisme, risque majeur quand nous oublions que nous avons des yeux du XXIe siècle, pour tenter de comprendre des rêves qui nous viennent de l’Antiquité, des Temps modernes ou des débuts de l’âge industriel. Ainsi, la place limitée d'une religion souvent modérée dans les projets utopiques nous semble ordinaire : pour un lecteur du XVIe siècle, ayant en mémoire les guerres de religion ou l'exécution de Thomas More, cette proposition n'est rien moins que révolutionnaire. Il faut donc aussi lire ces projet « en creux » : ce qu'ils décrivent n'existe pas à l'époque de leur rédaction, en commençant par la présence d'un projet éducatif collectif.
Il ne faut pas oublier non plus que les récits utopistes ne visent pas à délivrer des recettes : ils cherchent davantage à susciter des interrogations sur l'« ici et maintenant » en le confrontant avec un « ailleurs et demain ». Si les utopies prévoient tout et ne se trompent pas, c'est parce qu'elles n'existent pas et qu'elles échappent ainsi à toute forme de contingence. Mais le récit utopique est éducatif en soi car il donne à penser. Si aucun récit utopique ne propose des solutions qui paraîtraient viables aujourd'hui, ils posent cependant de façon prémonitoire les grands problèmes de l'éducation contemporaine : la place de l’État, le rôle social de l'école, l'équilibre entre les besoins collectifs et la place des individus, l'égalité des sexes, la cohérence avec les valeurs de référence, etc. L'utopie tisse ainsi des interrogations fécondes pour l'éducation entre le réel, le souhaitable, le possible et le virtuel. De manière analogue, les utopies et leurs systèmes éducatifs incarnent avant tout des valeurs en action : c'est probablement davantage dans ces principes qu'il faut chercher leur intérêt plutôt que dans la description technicienne d'une pédagogie peu imaginative. La conviction d'une vraie place pour l'éducation, tant pour l'individu que pour la société, capable de produire du bonheur, reste sans doute le principal acquis des projets éducatifs utopiques.
Encore aujourd'hui, les rapports entre les termes d’« éducation » et d'« utopie » restent conflictuels. Le balancement s'effectue régulièrement entre tenants d'écoles nouvelles (ou à défaut d'innovations pédagogiques) et ceux prônant le retour sur les « valeurs sûres » de l'école républicaine, dont on connaît la part de construction mythologique : il est paradoxal de constater que ces deux tendances s'alimentent chez les utopistes, ce qui prouve l'importance de cette pensée. Marx avait cherché à (dis)qualifier les premiers socialistes en les appelant « utopistes » ; cette étiquette s'apparente à encore aujourd'hui un enterrement de première classe quand elle désigne tout projet éducatif un tant soit peu nouveau. Dans Éducation et sociologie, Durkheim lui-même a regretté que la pédagogie n'ait été « trop souvent qu'une littérature utopique ». Depuis, le principe de réalité a souvent éclipsé la référence à tout projet utopique...
La légende raconte qu'à une mère de famille venue l'interroger sur la qualité de l'éducation qu'elle prodiguait à ses enfants, Freud aurait répondu qu'il ne fallait pas s'inquiéter car elle serait mauvaise de toute façon, quoi qu'elle fasse... La quête de la solution miracle par la lecture des utopies est tout aussi vaine. Mais leurs programmes éducatifs illustrent tous à leur manière la tension intemporelle entre une éducation et son cadre, synthétisée dans le slogan des Cahiers Pédagogiques : « changer la société pour changer l'école, changer l'école pour changer la société. »
Yvan Hochet