Une Utopie moderne, d'Herbert George Wells
« L'éducation est uniforme jusqu'à ce qu'il soit impossible de se tromper sur les différences d'aptitudes »
Pionnier de la science-fiction, avec des titres mondialement célèbres tels que La Guerre des Mondes ou La Machine à Explorer le Temps, Wells publie en 1905 Une Utopie moderne, comptant bien populariser ses idées en s'appuyant sur sa notoriété internationale de romancier et de penseur socialiste, ce qu'atteste la liste de ses ouvrages déjà traduits en France au début du XXe siècle en regard de la page de titre.
Comme ses prédécesseurs illustres, Wells recourt au récit (qui prend par moment la forme de l'essai romancé) : deux touristes en villégiature dans les Alpes se retrouvent projetés sur une planète semblable à la Terre (au point d'y retrouver leurs doubles), gouvernée par un État mondial utopique. Le but de Wells n'est pas de distraire mais de convaincre : retrouvant sa posture de pédagogue (il est aussi l'auteur d'un grand nombre d'ouvrages de vulgarisation), il explique que cette utopie est réalisable. Il puise son inspiration dans un mélange de socialisme, dont il a toujours une interprétation très personnelle, et dans le darwinisme, lui-même ayant suivi une formation de biologiste. Le but de l'utopie de Wells est d'arriver à une forme de conscience collective mondiale, stade ultime de l'évolution, unifiant races, nations et classes dans un État-Monde.
Wells rêve d'une société idéale où le recours aux machines est massif et l'économie contrôlée, libérant les êtres humains, dont la natalité est maîtrisée. L'éducation y tient une place absolument centrale, alors que lui-même déclare n'avoir aucun souvenir de sa propre éducation : dans la cité idéale de Wells, chacun a droit à une éducation la plus complète possible, sans que l'auteur ne s'étende vraiment sur son organisation concrète.
Cependant, cette vision n'est pas dépourvue d’ambiguïtés : la finalité de l'éducation est de produire des classes sociales étanches, dont les deux plus basses sont les « obtus » et les « inférieurs » (ou « bornés » et « vils »), alors que l'ensemble du corps social est dirigé par celle des « samouraïs », ressemblant étrangement aux « gardiens » décrits par Platon pour sa propre cité idéale. Cette élite est un mélange de scientifiques et de politiques éclairés, se recrutant dans la classe des « Kinétiques » (dont la principale qualité est la rigueur) ou dans celle des « Poétiques » (créatifs). Cette stratification s'accompagne d'eugénisme, idée communément répandue à l'époque. En revanche, si dans des écrits légèrement antérieurs Wells assumait un racisme ordinaire, cet aspect est réfuté en 1905, date de publication du livre. Le projet de Wells n'a rien de fondamentalement démocratique et d'égalitaire (il combat longtemps le principe du suffrage universel), même s'il atténue ses positions par la suite.
L'exemplaire proposé n'a rien d'exceptionnel dans sa facture (il s'agit d'un livre courant du début du XXe siècle) ou dans son édition (à l'époque, le Mercure de France est indépendant). Mais comme ce texte n'est plus réédité en français depuis longtemps, il est fort probable que cette version de 1907, éditée deux ans après l’œuvre originale anglaise, soit probablement aussi la dernière en français. Le texte n'est pas libre de droits, mais il est possible de consulter le texte intégral en anglais sur le site du projet Gutenberg.
La pensée de Wells n'est pas figée : la Première Guerre mondiale lui fait infléchir l'ensemble de sa réflexion vers davantage d'humanisme (ce qui ne l'empêche pas de rencontrer Staline, à qui il voue une certaine admiration). En 1914, Wells estime que seule une déflagration mondiale, issue de la dégradation économique et sociale de l'état de la planète, mènerait d'abord à une guerre atomique puis à un État mondial unifié conforme à ses vœux. Après 1918, il devient conscient que désormais, selon une formule devenue célèbre et largement reprise, « L'avenir de l'humanité [est] une course entre l'éducation et la catastrophe » (The Outline of History, 1920). Il insiste notamment à la fin de sa vie sur la mauvaise maîtrise que les sociétés occidentales ont de leurs propres inventions scientifiques et techniques. C'est cette intuition de Wells qui continue à susciter la réflexion aujourd'hui, davantage que son projet utopique très révélateur d'une certaine conception du monde par des élites occidentales au début du XXe siècle (Une utopie moderne fut saluée entre autres par Churchill).
Yvan Hochet