Dialogue entre la France, le monde et Robert Owen
« Tout individu né dans la cité recevra, à partir de sa naissance, l'éducation physique, mentale, morale et pratique reconnue pour la plus propre à assurer à tous de bonnes habitudes, de bonnes manières, un bon caractère et beaucoup de connaissances réelles, sans viser toutefois à faire deux êtres semblables.» (Section première, loi 2)
Robert Owen (1771-1858) est souvent considéré comme un des pionniers du socialisme, notamment coopératif.
Il n'a pas rédigé de récit utopique, à l'instar de Thomas More, de Tommaso Campanella ou de son contemporain Cabet. Ses idées sont exprimées dans plusieurs écrits programmatiques, de manière structurée, rationnelle et argumentée. L'exemplaire présenté s'intitule - en toute modestie - Dialogue entre la France, le monde et Robert Owen, sur la nécessité d'un changement total dans nos systèmes d'éducation et de gouvernement (1848) : l'auteur y reprend la forme platonicienne de l'échange de questions et de réponses, source de la présentation progressive et dynamique de ses idées.
Owen y converse avec « la France » (sous le coup de la révolution de 1848) et avec « le monde ». Le dialogue est suivi de l'exposé des principales « lois » nouvelles. En cela, il est assez révélateur de l'abandon de la forme du récit pour servir l'utopie à partir du XIXe siècle. Il s'inscrit aussi dans le courant des « socialistes utopiques » qui, personnellement ou par l'intermédiaire de leurs disciples, ont tenté l'expérience concrète de la vie en communauté sur des principes nouveaux. Ils en ont d'ailleurs tous partagé le même échec. Pour ce qui est du seul champ éducatif, Owen a déjà une longue expérience avant même la création de ces communautés, puisqu'il a appliqué ses principales idées à la filature de New Lanark en Ecosse, avant de tenter (en vain) leur généralisation dans le pays. Owen connaît une grande popularité entre 1839 et 1845 en Angleterre, sur l'idée communément partagée que le vieux monde trop chaotique doit - et surtout peut - laisser place à une société nouvelle. S'il s'inscrit dans la continuité de Platon et de More, il est persuadé d'apporter la dimension supplémentaire de la mise en œuvre réelle de l'utopie, par la connaissance par tous des « lois » de la nature.
Chez Owen, l'éducation a une place centrale. Le principe en est simple : les êtres humains ne sont pas responsables de l'influence de leur milieu sur leur personne ; en revanche, un changement profond de cet environnement doit amener à éduquer des individus capables de faire vivre une société meilleure, pouvant se comporter de manière bien plus rationnelle, ne se laissant plus guider seulement par leurs croyances et leurs passions. Pour Owen, la compréhension de ces « lois » est accessible dès 15 ans. Cet argumentaire forme la première partie du Dialogue, la seconde listant les lois fondamentales de la cité idéale. Il existe une religion chez l'auteur, avec une référence explicite à Dieu, mais elle semble peu contraignante et reste compatible avec la liberté individuelle.
Le détail des méthodes et des contenus d'éducation semble secondaire pour Owen. Les principes généraux sont beaucoup plus importants (non sans ambiguïté assumée puisque tous les adultes sont dénommés « mes enfants »). Le premier d'entre eux est le principe d'égalité éducative, maintes fois répété. Les enfants sont élevés par la communauté, mais, à la différence d'autres utopistes plus collectivistes, les parents peuvent rencontrer leurs enfants quand ils le veulent pour éviter de rompre le lien fondamental de la filiation. L'éducation porte classiquement sur des savoirs et des techniques, mais Owen souligne aussi l'importance d'une éducation physique et d'un apprentissage du jugement. Pour éviter les excès d'un trop grand amour de soi, il demande que l'éducation bannisse à la fois les récompenses et les punitions.
Cette éducation s'organise dans des communautés de petite taille (de 500 à 2 000 habitants) ; la vie commune est suffisamment parfaite pour se passer d'élections et de formation pour adultes : la répartition des tâches de travail et de gestion de la cité se fait par tranche d'âge de 5 ans. Owen est un de ceux qui popularise la répartition des 3 x 8 heures (sommeil, loisirs, travail) et conçoit le machinisme comme libérateur de l'activité humaine, non comme source de gain de productivité et de profits. Mais si les enfants dès 5 ans sont dans des situations où ils aident les adultes, ce n'est pas pour servir de main d’œuvre supplétive docile et bon marché, mais pour mieux apprendre. On notera de manière plus anecdotique que, de 15 à 20 ans, Owen met un peu de côté l'apprentissage classique au profit d'une forme d'éducation sentimentale dont il reconnaît l'importance primordiale à cet âge. La prise en compte des tourments amoureux de l'adolescence dans les programmes éducatifs est suffisamment rare pour être remarquée... tout en restant compatible avec « une discipline militaire douce ».
La modernité d'Owen réside d'abord dans ce principe d'éducabilité, reflet de son optimisme égalitaire : tous les enfants peuvent tirer profit d'une éducation. Or il faut rappeler que ce principe n'est généralisé que dans la seconde moitié du XXe siècle ; on assiste encore régulièrement d'ailleurs à sa remise en cause. L'autre innovation éducative d'Owen est de présenter une éducation qui soit utile à la société, en premier lieu au service d'idéaux tels que la paix, l'harmonie et le bonheur, mais qui ne soit pas seulement utilitaire. Commencer à réformer l'éducation par ses finalités davantage que par son fonctionnement demeure un défi pour toutes les sociétés modernes.
La brochure présentée ici ne fait que 36 pages, mais a été reliée dans un ensemble plus volumineux constitué pour l'essentiel de pages blanches, très sûrement sur demande de Dubois lui-même, ce qui prouve la valeur intellectuelle et historique du Dialogue. L'ouvrage est accessible en ligne sur Gallica.
Yvan Hochet