Le dodécaphonisme : une utopie schoenbergienne

Si les utopies s'expriment beaucoup dans les domaines politiques et intellectuels, celui de l'esthétique connaît aussi des utopistes dont les réflexions influencent le devenir de leur art. Au début du XXe siècle, le mouvement des théosophes, profondément lié à la franc-maçonnerie, est à l'origine d'une pensée esthétique qu'on pourrait qualifier d'utopique. Les théosophes, s'inspirant des spiritualités grecques et orientales, croient en une conscience universelle qui « imprègne » tout être et, selon eux, la forme de chaque être dépend de son degré de conscience ; ainsi naît une fraternité universelle des consciences humaines, avec les autres êtres vivants ou non. Sous l'influence de Steiner, plusieurs artistes s’intéressent à la théosophie, notamment des peintres comme Vassily Kandinsky, qui développe ses théories dans Du Spirituel dans l'art et dans la peinture. En retrouvant l'élément fondamental de l'art, en accédant à la conscience universelle, l'artiste construit un chemin spirituel qui nourrit l'âme et la fait progresser.

Arnold Schœnberg (1874-1951) fait partie de ces utopistes. Il est de ces compositeurs qui portent un regard nouveau sur le son, ouvrant la voie à de nouvelle réflexions musicales après la Seconde Guerre Mondiale (musiques spectrale, sérielle, électroacoustiques, etc.). Parfois réduit au sérialisme, son cheminement intellectuel - qui le conduit sur la voie de l'atonalité, puis du sérialisme comme moyen objectif d'organiser cette atonalité jusque-là « libre », avant qu'il ne revienne vers la tonalité - s'articule autour de trois axes principaux : l'émancipation de la dissonance, une écriture au profit du timbre et l'expression d'un « son intérieur » (Martin Kaltenecker).

Surpasser le romantisme

Alors « écœuré par les sons suaves et pleins de Wagner » et de ses compatriotes Mahler et Strauss, Schœnberg choisit de suivre la voie de la dissolution, à la fois des effectifs, de l’écriture et des pôles d’attraction tonaux. La musique orchestrale de la fin du XIXe siècle est marquée par un rapport très étroit entre le corps de l'harmonie et des forces déstabilisatrices de plus en plus pressantes, notes ajoutées, non-résolutions de dissonances, agrégats. Schœnberg s’attache progressivement à ce second espace. La dissonance, qu’il émancipe de la consonance, disparaît pour mieux renaître à travers un nouveau rapport au son. Sa musique se veut évanescente, loin des tissus harmoniques très serrés et des orchestres colossaux. De cette évolution vers la dissolution, ses 5 pièces pour orchestre, op. 16 de 1909 sont un exemple caractéristique. La troisième, intitulée Farben, est entièrement conçue à partir d’un accord initial duquel émerge une texture hiératique, laissant progressivement ses couleurs se diffracter. Un pointillisme qui s’attache particulièrement au timbre, qu’illustre aussi cette attention microscopique qu’accorde parfois Schœnberg à la notation des dynamiques.

De l'uphonie au dodécaphonisme

Ce que le musicologue Martin Kaltenecker a qualifié d'« uphonie » schœnbergienne (Musique et utopie, 2012, p. 127-143) est directement lié au rapport qu'entretient le compositeur viennois avec le mouvement expressionniste. Schœnberg pense que l’homme ne ressent pas une émotion à la fois mais que son esprit fourmille de milliers d’émotions dispersées. Sa musique serait la transcription sonore de l'intégralité des mouvements chaotiques de l'âme. Le dodécaphonisme semble être une manière de donner une légitimité structurelle à sa musique. Ce principe consiste en la construction d'une série de douze demi-tons, fondement de la composition. Père de ce qu'il estime être la musique de l'avenir, il reste attaché à certains principes traditionnels. Il découpe généralement sa série en deux parties, l'une dédiée à l'harmonie et l'autre à la mélodie, et la fait varier selon des principes classiques : inversion, rétrogradation, transposition.

Le dodécaphonisme semble être plus qu'un moyen de rationaliser l'écriture et peut être perçu comme une conséquence logique de l'évolution intellectuelle d'Arnold Schœnberg. Tout comme l’accord initial de Farben, le cluster de douze sons est le catalyseur de toute création musicale. Nous pouvons y voir la métaphore sonore de cet absolu insaisissable qu’il tente de transcrire musicalement, à la fois chaotique de par son caractère « bruitiste » et absolu car contenant l’intégralité de la gamme.

Guillaume Avocat

GLOSSAIRE

Atonalité : Est atonale toute écriture musicale s'affranchissant des principes du système tonal.

Système tonal : Système d'écriture de la musique savante occidentale reposant sur une hiérarchie entre les notes dont certaines fondent les pôles d'attraction sur lesquels reposent les principes de la tonalité et de son harmonie.

Sérialisme : Principe de composition partant d'une série de note à partir de laquelle est fondée toute la construction de la pièce.

Agrégat : Un agrégat est un assemblage de notes, non reconnu comme accord par le système tonal.

Dynamique : La dynamique définit la force ou la douceur avec laquelle doit être jouée une phrase musicale (piano, forte, crescendo, decrescendo, etc.)

Inversion : Inversion des mouvements mélodiques. Les mouvement ascendants deviennent descendants et inversement.

Rétrogradation : Lecture de la mélodie de la dernière note vers la première.

Transposition : Reprise de la mélodie à partir d'une note de hauteur différente et/ou dans une tonalité différente.