La République et les Lois, de Platon

<p>Page de titre d'une édition du XVI<sup>e</sup> siècle des <span class="st">œuvres </span> complètes de Platon</p>

Page de titre d'une édition du XVIe siècle des œuvres complètes de Platon

« Aucune éducation forcée ne s’établit de façon permanente »

La République, Livre VII, 536

Ces deux œuvres du IVe siècle avant notre ère, composées sous forme de dialogues et découpées en « livres », abordent des sujets divers qui dessinent un projet de cité idéale, formant probablement la première des utopies. Mais ces réflexions expriment moins un programme destiné à être expérimenté que le rêve d’une cité modèle incarnant la justice. Pour simplifier, La République exprime plutôt les principes de gouvernement destinés à l’élite, alors que Les Lois en précisent l’application à une plus large portion de la population. L’éducation dans cette utopie est décrite à plusieurs endroits des deux œuvres. Le contexte de déclin d’Athènes face à Sparte (que Platon n’admire pas) constitue la toile de fond du texte.

L’éducation chez Platon ne vise absolument pas l’épanouissement individuel : sa finalité reste la formation de la classe des gardiens de la cité. Ainsi, dans La République, les enfants sont élevés en commun, par des nourrices et à l’écart, sans que nul ne sache qui est sa descendance (sélectionnée par eugénisme, avec un âge limite pour engendrer). Le contenu éducatif repose essentiellement sur la musique (tant pour son effet martial que pour sa parenté avec les mathématiques) et la gymnastique, pratiquée nu et avec armes, complétée éventuellement par une formation directe sur le lieu du champ de bataille. Platon n’évoque pas l’éducation du reste de la population, qui se contente de l’apprentissage pratique et professionnel, sans même parler de celle des esclaves. Paradoxalement, l'auteur tisse peu de lien explicite avec sa fameuse allégorie de la caverne, ou avec la maïeutique de Socrate, considéré par Platon comme l'enseignant par excellence et étant un des interlocuteurs de La République. Il ne semble pas non plus que l’activité de l’Académie athénienne, cercle de réflexion qu’il a fondé, transparaisse dans ce programme. Au contraire, l’éducation apparaît comme le garant de tout changement et de toute innovation, assimilées aux prémices de la subversion. Ce modèle de cité stable a influencé toute la production utopique ultérieure.

La cité de Platon est une cité éducative : elle est créée, entretenue et préservée par l’éducation. Chargée symboliquement de la transmission du lien entre politique et métaphysique, elle n’est donc plus un droit mais un devoir. C'est à la condition d'une application stricte de ses principes qu'elle doit permettre à chacun de se libérer des contingences tyranniques et d’accéder au Bien suprême. La finalité de l’éducation platonicienne est donc avant tout d’ordre moral et politique. Il ne s’agit pas d’un apprentissage visant à acquérir des savoir-faire, mais d’une formation pour endosser un savoir-être au sein d'une collectivité qui se vit comme une forteresse assiégée. Les enseignants sophistes n'y ont pas leur place.

Notre regard contemporain a donc un peu de mal à souscrire à l'enthousiasme de Rousseau : « La République de Platon (…) est le plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait » (Émile, Livre I). Certes, le programme éducatif est conforme à l'austérité et la rigueur absolue du programme de vie en commun. Cependant, il faut reconnaître à Platon plusieurs mérites, dont celui d’avoir placé l’éducation au cœur de la cité idéale. En outre, son programme éducatif (ou plutôt celui des gardiens) comporte également des idées qui sont concrétisées plusieurs siècles plus tard, l’égalité éducative complète entre hommes et femmes, l’existence d’un ministre de l’éducation (« parmi les plus éminentes magistratures de l’État, celle-là est de beaucoup la magistrature la plus importante »), le projet d’une éducation tout au long de la vie, l’importance des mathématiques (comme couronnement du curriculum et moyen de former une pensée abstraite), la valeur éducative des contes, des jeux et des chants pour les enfants (ce qui justifie de les soumettre à la censure), l’importance de former aux valeurs de la cité pour mieux la servir (la formation de l’Âme davantage que l’accumulation de connaissances), la nécessité de partir de ce que l’on sait ou de ce que l’on croit savoir pour bâtir un véritable apprentissage. Il soumet aussi quelques idées toujours sujettes à débat, comme l’apprentissage de la philosophie reculé à un âge où on est capable de la nourrir (30 ans).

Si les spécialistes sont en désaccord pour voir dans La République et Les Lois la toute première des utopies, force est de constater que les auteurs postérieurs de récits utopiques ont tous lu Platon. La place centrale accordée à l'éducation, au cœur de la vie de la cité et garante de son avenir, se retrouve dès Thomas More et continue d'irriguer les projets utopiques pendant les siècles ultérieurs. Pour l'anecdote, on retiendra que le terme de « pédagogue » désigne l'esclave chargé d'accompagner l'enfant chez le maître.

 

 

<p>Page d'une édition du XVI<sup>e</sup> siècle des œuvres complètes de Platon</p>

Page d'une édition du XVIe siècle des œuvres complètes de Platon

L’exemplaire présenté date de 1590 ; il s'agit d'un bel ouvrage de travail, avec une reliure en veau typique du siècle (bien que très usagée) présentant un médaillon portant des traces d'argent. La mise en page est cependant assez peu élaborée, avec des lettrines peu nettes et un texte en deux colonnes, comparant les versions grecques et latines : cette disposition traduit le renouveau de l'étude des textes anciens depuis la Renaissance, même si l'influence médiévale est encore perceptible (disposition en deux colonnes, usage d’abréviations). Le lecteur peut s’aider de la colonne centrale (avec les lettres de repères) et les résumés brefs dans les marges. Le texte est celui de Marsile Ficin (1433-1499), un des philosophes humanistes les plus influents de la Renaissance italienne, qui dirigea l'Académie platonicienne de Florence, qui traduisit et commenta l'œuvre de Platon.

L'imprimeur est François Le Preux, maître-imprimeur et libraire à Paris en 1564-1565, à Genève de 1565 jusqu'à 1614, à Lausanne de 1569 à 1580. Sa production est parmi les plus importantes de Suisse romande puisqu'on lui attribue plus d'une centaine d'éditions. Il s'inscrit dans une lignée d'imprimeurs-libraires actifs et célèbres (dont son frère, Jean, qui a dû quitter la France pour Genève au moment des guerres de religion), liée à la célèbre dynastie d'imprimeurs-libraires des Estienne.

Sa marque typographique (gravure sur bois) reprend un extrait de l'Epître aux Romains (11:22), attribué à Paul : « Vide benignitatem ac severitatem Dei » (« Considère donc la bonté et la sévérité de Dieu »). Cette citation s'inscrit dans un long passage comparant les êtres humains aux branches de l'arbre, certaines étant naturelles et d'autres greffées. Dieu y coupe indistinctement les branches car ce qui compte n'est pas ce caractère mais bien la foi en Dieu. Paul s'adresse ici aux Romains, c'est-à-dire à des non-juifs, les « Gentils ». Il les met en garde : ils ne doivent pas se glorifier d'être entrés dans l'Église (être une branche de l'arbre) sans faire partie du peuple élu (branche greffée ou naturelle). L'ensemble semble donc être une invitation à l'humilité. Cette marque typographique prouve le lien avec la grande famille des Estienne qui utilisent l'olivier comme signe distinctif, symbole qui a donné lieu à de très nombreuses interprétations. Une question reste cependant sans réponse : comment et pourquoi un imprimeur-libraire installé en Suisse a-t-il fait imprimer son ouvrage à Lyon, avec une marque typographique d'une autre famille ? A l'occasion d'un mariage ou d'un rapprochement familial ? Pour s'insérer dans leur réseau commercial ? Pour se faire passer clandestinement pour un ouvrage des Estienne ? Le lieu indiqué (Lyon) est en effet probablement faux, l'ouvrage aurait bel et bien été imprimé à Genève.

Cet ouvrage provient de la bibliothèque des Capucins (ordre religieux des Franciscains) de Poitiers, comme l'atteste la mention manuscrite sur la page de titre. Il a été probablement récupéré dans la bibliothèque du Grand Séminaire, puis il a dû arriver dans les collections universitaires après les confiscations de 1905.

Yvan Hochet

Pédagogie
La République et les Lois, de Platon