Voyage et Aventures de lord William Carisdall en Icarie, d'Étienne Cabet

 « Le professorat est peut-être la la profession la plus honorée, attendu qu'elle est peut être la plus utile à la Communauté et la plus influente sur le bonheur commun »

 

La vie de Cabet est elle-même un vrai récit d'un utopiste en action, tentant d'incarner ses rêves et le payant au prix fort entre Europe et États-Unis (prison, exil, révocation et destitution, dont celle de sa propre communauté utopique dans l'Illinois). Pour découvrir une vie surprenante, nous conseillons la lecture de la notice que lui a consacrée Nathalie Brémand sur le site de la Bibliothèque Virtuelle des Premiers Socialismes.

La première caractéristique du texte de Cabet est de persévérer dans la forme du récit de voyage, à un moment où les premiers socialismes l'abandonnent au profit de programmes plus descriptifs et rationnels. Son but est en effet bel et bien de se faire comprendre du plus grand nombre, notamment des ouvriers à qui le texte est destiné en priorité (le récit reste cependant difficile d'accès, compliqué par une histoire sentimentale délicate...). L'auteur a lui-même rappelé que sa propre conversion au communisme était dû à la lecture de L'Utopie de Thomas More, inspiration qu'il cite explicitement, ainsi que Campanella et Platon. Le message de Cabet porte la défense d'un mouvement non-violent, dessinant non seulement un futur souhaitable mais également possible. Son force de conviction connaît un succès certain : avant 1848, la plupart des communistes français se réclament de l'« icarisme » et son livre connaît un très grand succès, entraînant plusieurs rééditions et traductions.

 

<p>Page de titre de l'édition de 1840 de <em>Voyage en Icarie</em></p>

Page de titre de l'édition de 1840 de Voyage en Icarie

L'ouvrage du fonds ancien présenté ici est la première édition de 1840, publiée sous pseudonyme (Francis Adams) et rédigé en Angleterre en période d'exil. Il est édité par Hippolyte Souverain, personnage majeur des lettres au milieu du XIXe siècle (il était l'éditeur de Balzac), l'ami de Cabet Laurent Pagnerre ayant renoncé par crainte de la censure. La reliure a été récemment restaurée : il s'agit de protéger la première édition, publiée sous pseudonyme.

La très large popularité de ce document se lit également dans un des tampons de provenance puisqu'on y devine la propriété des jésuites de Marseille. Il n'est pas exclu qu'il s'agisse des derniers propriétaires avant les lois de séparation de l'Église et de l'État de 1905.

<p>Page de titre de l'édition de 1848 de <em>Voyage en Icarie</em></p>

Page de titre de l'édition de 1848 de Voyage en Icarie

L'évolution de la page de titre est éloquente : l'idéologie socialiste est assumée car s'appuyant sur un vrai succès éditorial, permettant à l'auteur de signer de son vrai nom.

L'Icarie est un des programmes utopiques où l'organisation de l'éducation est la plus précise, à l'image d'une cité idéale où tous les aspects sont réglementés dans les moindres détails. Ceci explique l'épaisseur des deux tomes (400 et 508 pages). La première partie est celle du récit, la deuxième celle des débats et la troisième synthétise la pensée communiste de l'auteur. Une des convictions de Cabet est qu’une mauvaise organisation de la société rend les hommes malheureux. En améliorant son fonctionnement, sur des bases essentiellement collectivistes, l'espèce humaine doit parvenir à une vie meilleure.

Les visées éducatives commencent en amont, par un eugénisme radical, complété par un recours possible à la médecine (voire la chirurgie) pour concevoir et corriger les individus. Les époux sont formés à la maternité et à la parentalité, car c'est d'abord au sein de la famille que s'effectue une « éducation domestique » : la mère est ainsi chargée de l'apprentissage de la lecture avant 5 ans et d'une éducation morale. Cette dernière reste conduite en parallèle à l'instruction reçue dans les écoles nationales pendant de nombreuses années. La grande originalité de Cabet est de faire définir par la loi le contenu de cette éducation familiale.

Les écoles, qui doivent être belles, accueillent les jeunes de 5 à 17-18 ans pour une éducation élémentaire, de 9h à 18h. L'enseignement est en grande partie ludique avec des « méthodes simples ». Les maîtres doivent faire preuve de patience, de douceur et de bonté. Comme pour l'éducation domestique, les lois fixent le détail des programmes et méthodes d'enseignement ; leur spectre en est large (éducation physique, sciences, musique, arts, mathématiques, etc.) car le but est d'« apprendre à l'enfant le plus possible ». En revanche, langues mortes et vivantes ne sont enseignées qu'aux futurs traducteurs puisque les bibliothèques comportent la totalité des ouvrages utiles dans la langue courante.

Les enfants découvrent et testent tous les métiers, recevant au moins une formation de base en agriculture. L'éducation professionnelle s'étale de l'âge de 17-18 ans à 20-21 ans. Il est ainsi proposé une formation pour devenir écrivain et pour devenir prêtre (ouverte aux femmes, compatible avec le mariage, mais longue et sélective, débouchant sur une élection par la communauté). L'organisation des études de médecine ressemble étrangement au cursus actuel des étudiants français, par sa longueur (8 ans) et la multiplication d'examens tout au long de la formation. Un contradicteur pourrait objecter que ce métier a peu d'avenir dans une cité idéale où Cabet explique lui-même que les Icariens sont beaux, en pleine santé, ignorant la douleur et la maladie... D'autres métiers, comme ceux de gendarme, de juge ou d'avocat, ne nécessitent pas de formation... puisqu'ils n'existent pas, le crime ayant disparu (ce qui n'empêche pas l'existence de tribunaux scolaires compétents pour juger les infractions des élèves). Chaque année, la République fixe le nombre de professionnels dont elle a besoin : quand il y a plus de candidats que de places, elle organise un concours pour sélectionner les meilleurs.

La formation pour les adultes est rendue possible par des journées de travail qui, commençant très tôt le matin, libèrent l'après-midi. Bibliothèques et médias jouent un rôle important dans ce volet éducatif.

La bienveillance omniprésente de la cité idéale garantit le bonheur à ses citoyens, tout en contrôlant leur existence de manière complète. Cabet est un des premiers à envisager d'ailleurs la difficulté à concrétiser cet idéal : le héros du récit lui-même tombe amoureux d'une Icarienne (alors que ce n'était pas prévu) et revient de son périple à moitié fou. En cela, Cabet invente la figure de l'amour individuel qui interroge le bon fonctionnement de la société utopique, figure de base des romans dystopiques actuels.

Comme d'autres socialistes utopiques, Cabet souhaite concrétiser ses rêves : en butte à la contre-offensive conservatrice, il choisit de concrétiser l'Icarie aux États-Unis, après un appel dans son journal en 1847. Son projet incite 1800 Européens à tenter l'aventure entre 1848 et 1898. Mais comme les autres, les difficultés matérielles ont raison des expériences ; pire, Cabet est lui-même mis en cause pour abus de pouvoir, devant s'exiler de sa propre communauté avant de mourir peu après. Sa disparition précède celle de ce qui reste de ses communautés : à la fin du XIXe siècle, peu de personnes se souviennent de son mouvement, violemment critiqué par les autres socialistes, Karl Marx en tête.

Il reste de Cabet, en plus de l'expérience souvent poignante du récit de ces communautés utopiques américaines, le projet d'inscrire une éducation laïque au cœur de la cité. Si le système de lois qui la définit et la réglemente peut  apparaître excessivement précis, il comporte bon nombre de points communs avec la gouvernance moderne des systèmes éducatifs.

L’œuvre est disponible en ligne sur Gallica : tome 1 et tome 2.

Yvan Hochet

Pédagogie
Voyage et Aventures de lord William Carisdall en Icarie, d'Étienne Cabet